Calendrier de l’avant 2025 (24/31)

Un article ou entretien par jour pendant le mois de décembre pour revenir avec nous sur l’année cinématographique 2024 !


Repenser l’intimité filmée avec Petra von Schatz

Pour Noël, découverte du métier de coordinatrice d’intimité pour animer vos débats

par Leo, Lilou Parente et Valentin Chalandon

Normal People (2020, Lenny Abrahamson et Hettie Macdonald) © Vogue

Petra von Schatz travaille dans le milieu de la pornographie, et s’est formée en parallèle à la coordination d’intimité. Elle nous explique les spécificités et l’importance de ce métier qui commence doucement à se démocratiser dans les productions françaises : consentement, enjeux cinématographique et politique, et déplacement du regard sur la sexualité sont au programme de cet entretien.

Comment vous êtes-vous lancée dans la coordination d’intimité ?

Je suis coordinatrice d’intimité au tout début de ma formation et de ma carrière, et je suis aussi actrice X. Cela fait un an que je me forme et que je travaille en tant que coordinatrice d’intimité, et je suis plus ou moins à la moitié de ma formation. À côté de ça, cela fait 7 ans que je travaille dans le milieu de la pornographie.

J’ai voulu faire ce métier car je pense qu’il y a une scission très forte entre le cinéma et la pornographie, qui, je trouve, ne devrait pas être, et qui participe à la précarisation de la pornographie. Je me suis dit que la coordination d’intimité avait cet aspect très intéressant de pouvoir faire un pont entre ces deux univers, qui sont fondamentalement les mêmes dans le sens où il s’agit juste de faire un film.

Sur quels projets avez-vous travaillé, avec les deux casquettes ?

Alors en tant qu’actrice, j’ai principalement joué pour une réalisatrice qui s’appelle Anoushka, sur des productions Canal+, dont des films qui s’appellent À mes amours (2022), et le dernier Chaos (2023). Et après, en tant que coordination d’intimité, j’ai travaillé sur le tournage d’un clip, qui s’appelle SHIKAPONK d’Elisa Delage, et j’ai travaillé sur beaucoup de court-métrages étudiants. Jusqu’à présent j’ai dû faire six ou sept projets en coordination d’intimité. Il y en a deux que j’ai fait dans le porno, qui sont deux projets réalisés par mon collectif de création pornographique, La Branlée, que j’ai créé en 2019. Mais c’était des tournages un peu plus « punk », très auto-financés avec des budgets extrêmement réduits. J’aimerais bien travailler plus dans le X, et pouvoir alterner avec le cinéma.

Pour bien définir de quoi on parle, pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste le travail de coordinatrice d’intimité ?

La coordination d’intimité, c’est un poste qui va aider tout au long de la création d’un film à la mise en place, la sécurité, et la réflexion autour des scènes d’intimité.
Les scènes d’intimité ont une définition très large, ça peut aller du sexe simulé, au baiser, à la nudité, à la violence. L’idée de la coordination d’intimité, c’est d’avoir quelqu’un qui fait le tampon entre les acteurs et les actrices et les personnes à la réalisation. Ça va être aussi quelqu’un qui va pouvoir aider à mieux penser la scène, pour le confort des acteurs et des actrices, mais aussi pour mieux la penser pour la narration, aider à ce qu’elles soient plus cohérentes, plus crédible. Et par dessus tout s’assurer que le consentement est respecté de toute part.

On peut aussi penser, et c’est peut-être un des plus gros freins à la démocratisation de ce métier dans le cinéma, que vous pouvez agir comme de la censure.

Ah, je vous en supplie non, parce que sinon, j’ai plus d’emploi donc je vous en conjure, faites du sexe au cinéma ! (rires)  Sur la censure, c’est vrai qu’il y a un peu une vision de ce métier comme la police des mœurs. L’idée, c’est au contraire de s’assurer que tout se passe bien et je pense que c’est cette partie-là qui donne cette impression de police des mœurs. Mais en fait, c’est souvent juste une ignorance de la globalité de ce que peut être ce métier et en réalité, on est là pour que la scène soit bien, crédible, et cohérente dans l’histoire.
Comme le sexe est un sujet qui est toujours très gênant, les cinéastes et les scénaristes n’osent pas écrire vraiment les scènes, ils n’osent pas parler de ça avec leurs acteurs et leurs actrices. On va justement être là pour que ça soit beaucoup plus fluide, pour que ces scènes prennent vie. Le fait que je vienne du porno, je pense que c’est un argument important de légitimité : je viens littéralement d’un milieu où on fait du sexe explicite. Et le fait que j’ai voulu faire ce métier, c’est pour montrer qu’on n’est pas là pour censurer la sexualité ou les envies des gens, mais au contraire pour faire qu’elles soient bien représentées.

Affiches d’À mes amours et Chaos d’Anoushka © Canal +

Et du coup, quelle différence y a-t-il entre le fait de tourner, de coordonner, une scène d’intimité d’un porno et d’un film de cinéma ?

Le porno, c’est un milieu où les gens sont beaucoup moins timides et gênés par rapport à la sexualité, c’est le cœur de ce qu’on fait. De ce fait, la coordination d’intimité va avoir un peu moins d’intérêt au moment de l’écriture ou du casting, là où elle en a un vrai pour le cinéma. La coordination d’intimité dans le porno est beaucoup plus pratico-pratique, elle consiste principalement à s’assurer de la santé sexuelle des gens, que les rapports ne sont pas à risque, que les parties prenantes sont au courant, qu’il y ait des préservatifs et du lubrifiant toujours disponibles sur le plateau, des choses comme ça. C’est aussi s’assurer du consentement, que les gens aient conscience de ce que ça représente tourner une scène de pornographie, je dis cela notamment pour les gens qui débutent dans le métier. Après globalement, c’est quand même un milieu où les gens peuvent avoir une conscience de leurs limites plus précise, de ce qu’ils sont d’accord de faire ou pas. La coordination d’intimité va donc être un peu plus impliquée sur l’aspect physique que psychique. 

Dans le cinéma, il y a une culture chez les acteurs et les actrices qui n’est pas très saine sur le fait de toujours devoir dire oui à tout, tout le temps, et de devoir parfois faire semblant d’un oui enthousiaste. Et la coordination d’intimité jusqu’à présent, pour moi, ça a été une grosse part de psychologie pour arriver à percevoir les micro-signes et trouver les bons mots pour que la personne puisse me dire ce qu’elle pense sincèrement, et déterminer ses limites.

À quel moment entrez-vous dans le travail sur le film, et quels protocoles mettez-vous en place pour vous assurer que tout se passe bien ?

Dans le cinéma, l’arrivée de la coordination d’intimité est un peu dépendante de la volonté de la production. Dans l’idéal, moi, je considère que c’est quelque chose qui devrait être le plus en amont possible. C’est un métier qui peut même débuter au moment de l’écriture des scénarios, parce qu’elle peut aider à penser la scène d’intimité. En général, dans les scénarios, les gens écrivent : « et ils font l’amour », et puis c’est tout. Résultat, ça ne dit pas grand chose.

Donc, au moment de l’écriture, la coordination d’intimité peut aider à comprendre l’intérêt de la scène et déterminer son sens : qu’est-ce qui est censé se passer, qu’est-ce que le sexe est censé dire ? Qu’est-ce qu’on veut voir, qu’est-ce qu’il est nécessaire de voir ?

Ça peut aussi débuter au moment du casting. Faire une feuille de casting avec le réalisateur ou la réalisatrice permet de délimiter les intentions de la scène, et les frontières dans lesquelles on peut jouer. Pour ceux qui sont castés, ils ont accès aux détails de la scène d’intimité, et savent ce qui est mis en place par la production dans ce cadre : des plateaux fermés, où il y aura le moins de gens possibles, la présence d’une coordinatrice d’intimité … Au moins, les gens postulant à ce travail y vont en ayant pleine conscience de ce qui risque de leur être demandé.

Une fois que le casting est fait, j’appelle les gens individuellement, pour voir comment ils se sentent par rapport à ce que le scénario raconte, définir leurs limites, et même voir un petit peu plus que ce que la réalisation a prévu, histoire que si jamais, et ça arrive souvent, il y a des demandes supplémentaires de dernières minutes, je sois capable de dire non, ça, je sais que d’avance que c’est non. Ensuite, les répétitions sont très importantes pour que tout le monde comprenne exactement ce qu’il doit faire, expliciter les mouvements des corps et habituer ceux des acteurs à entrer en contact, définir les placements des caméras pour que l’on montre ou non certaines parties du corps en fonction du consentement de chacun et de chacune …

Sur le plateau, si la préparation est bonne, c’est ensuite beaucoup de surveillance – vérifier que tout le monde sait comment la scène va se dérouler, que les protections sont bien mises – , de la présence humaine et du soutien aux acteurs et aux actrices. Cette présence est absolument nécessaire.

C’est un métier où tu te rends compte que beaucoup des choses qui peuvent se passer sur un plateau liés à ces scènes-là sont dues à l’ignorance, au manque de préparation, ou à une mauvaise communication. En gros, c’est les trois facteurs qui peuvent faire que quelque chose de plus ou moins grave peut se passer. Après le risque 0 n’existe pas et je ne peux pas toujours contrôler les intentions individuelles. 

Et il y a une question de regard sur la scène d’intimité, est-ce que votre métier peut contribuer à le changer, à le déplacer de son carcan ?

Oui et non, c’est-à-dire que je suis quand même tributaire de la vision du film, je reste quand même en dessous de la réalisation et ça reste un projet qui n’est pas le mien, donc je ne peux pas non plus tout changer dans le scénario. e pense que le métier est jeune, et qu’il y a encore une relation très délicate entre la coordination d’intimité et la réalisation, par peur que l’on empiète sur ses plate-bandes.

Après, je pense que la coordination d’intimité impose par elle-même une réflexion, notamment pour les moments où le sexe peut être utilisé comme quelque chose de futile. Ça impose une réflexion qui demande de les justifier au niveau narratif, au niveau émotionnel pour les personnages, de leurs motivations.

Par ailleurs, il y a plein de représentations de la sexualité qui ne sont jamais à l’écran et qu’on adorerait faire en tant que coordinatrice. On parle souvent du fait qu’on aimerait faire des scènes où le sexe ne fonctionne pas, représenter des fails dans la sexualité, ou des scènes où l’on voit la contraception, par exemple, c’est un truc qu’on ne voit jamais au cinéma. On n’a jamais vu, je pense, dans l’histoire du cinéma, une bouteille de lubrifiant à l’écran. Il faudrait sortir des pratiques que l’on représente perpétuellement, c’est-à-dire pénétration vaginale. Donc je pense que les gens qui s’engagent dans ce métier ont la volonté de montrer des sexualités différentes, ont soif de projets diversifiés.

Collectif La Branlée © Petra von Schatz

Une question que nous n’avons pas encore abordée est celle de la formation.

La formation est compliquée. J’espère que ça sera bientôt plus trop le cas.

J’ai fait une première partie d’une formation qui s’appelle IDC, à New York, donc à distance. J’ai arrêté pour une formation plus axée sur la pornographie qui s’appelle Redcheeks, qui à ma connaissance est la seule un peu axée sur le porno et la coordination d’intimité. Maintenant je fais Pip’s, une formation canadienne en 4 phases. Je vais bientôt faire la phase 2 qui est en présentiel en Italie. 

C’est un métier qui nécessite beaucoup de formations annexes :  il faut avoir une formation en premiers secours en santé mentale, dans le cadre de la pornographie, il faut avoir aussi une formation en santé sexuelle, il faut avoir une formation en résolutions de conflit, en prévention des violences et harcèlement sexistes et sexuelles, en médiation, en communication non violente …
C’est infini et tu peux te former sur mille et un sujets en permanence. La formation principale est longue, je pense que ça va me prendre plus ou moins un an, et tout coûte très cher. C’est ce qui fait, et c’est un peu un problème, qu’une seule catégorie de gens se retrouve à faire cette formation, c’est-à-dire des gens qui peuvent se l’offrir, et qui ont le temps et l’argent pour ça.
C’est pour ça qu’il faut qu’il y ait une formation en France, pour cadrer, structurer le travail : tant que tu ne peux pas te former dans ton pays, le métier n’existe pas vraiment, il n’est pas reconnu. J’espère que l’arrivée d’une potentielle formation en France va permettre à des gens qui ne pouvaient pas se l’offrir de se le permettre, et qu’on ait aussi une plus grande diversité dans le milieu. Et aussi, j’espère que c’est une formation qui prendra en compte la pornographie aussi, qu’elle ne l’exclura pas.

Quel est votre statut en tant que coordinatrice d’intimité ?

Je suis en auto-entreprise pour mes deux jobs, parce que c’est encore très compliqué d’être déclaré même en tant qu’actrice X. Mais pour l’instant, c’est comme ça. En fait, on ne peut pas encore avoir le statut d’intermittent avec la coordination d’intimité, je crois que ça n’existe pas encore …

Est-ce que vous arrivez à en vivre ?

Non, à 0%, absolument 0% ! Je n’arrive pas à en vivre. Pour l’instant, sur les 6 ou 7 projets que j’ai fait, seuls 3 étaient payants. Le seul qui, je trouve, a été payé un minima de sa valeur c’est un petit projet queer auto-financé de deux potes qui m’ont filé 200 euros.

Tu sens encore que pour certaines productions, c’est à la fois vu comme un truc trop bien sur le papier, de pouvoir dire qu’on a eu une coordinatrice d’intimité sur son tournage, mais ce n’est pas quelque chose qui est pris tant au sérieux que ça. Résultat, c’est toujours réfléchi à la fin du budget et s’il reste 50 euros pour les chips et le coordinatrice d’intimité, elle sera contente.

J’ai aussi conscience de l’économie du cinéma, et du fait que c’était surtout des étudiants, des premières réalisations. Le truc qui me fait plaisir là-dedans, c’est justement que même si c’était des projets sans argent et où je n’ai pas été payée, ou très peu, c’est principalement des projets où les personnes à la réalisation ont fait la demande, elles-mêmes, de la coordination d’intimité. C’est une génération qui a très vite pris le coche, les cinéastes avec qui j’ai travaillé ont 30 ans maximum et quelques-uns avaient la vingtaine. C’est aussi des cinéastes sur lesquels j’ai mis une pièce, et je croise les doigts pour qu’ils deviennent super célèbres, fassent de supers films et me réengagent !

Votre engagement politique est important dans le choix de cette profession, et à ce titre, nous nous interrogions sur votre position face à un film, ou une équipe dont les valeurs seraient à l’opposé de ce que vous défendez. Vous verriez vous travailler avec en tant que coordinatrice d’intimité ?

C’est une bonne question. Je pense que pour travailler avec des gens qui ne croient pas en la coordination d’intimité, je n’aurais pas trop de problèmes, tant que ça ne plonge pas dans une forme de violence, en tout cas envers moi.

L’expérience a souvent prouvé qu’en général, les gens qui n’y croient pas se retrouvent assez vite convaincus de l’intérêt de la chose, notamment à la réalisation, mais aussi quand c’est des acteurs et actrices.

Après, travailler sur une scène qui est vraiment loin de mes valeurs, c’est compliqué, comme question, il y a des choses que je pourrais refuser. Et en même temps, je ne voudrais pas qu’en refusant, il y ait le risque que personne ne le fasse. Aussi, j’aurais peut-être la prétention de penser que je pourrai arriver à changer un tout petit peu les choses pour que la scène soit un peu mieux. Tout en leur faisant croire que c’est exactement ce qu’il voulait, que l’idée vient même d’eux … (rires)

D’un autre côté, si il y avait des trucs extrêmement racistes ou misogynes, c’est sûr que ça ne serait pas possible. Je n’ai jamais été confronté à ça, mais c’est un métier qui t’apprend que la confrontation directe ne mène pas souvent à grand-chose et qu’il faut avoir la finesse de dire les choses sans braquer les gens, pour essayer de faire avancer malgré tout le projet.

Petra von Schatz par Jeanne Lucas © Petra von Schatz et Jeanne Lucas

Y’a-t-il une organisation en réseau avec les autres coordinatrices ?

C’est un métier, vu qu’il est assez récent, qui est assez solitaire. Mais j’ai vraiment eu une chance folle de rencontrer Nathalie Allison, que j’avais contacté par Instagram au moment où je voulais commencer à faire de la coordination d’intimité et qui a été assez adorable pour me dire : « viens, buvons un café, et parlons en ».  Ça m’a vraiment aidé, si elle ne m’avait pas proposé ce café, je ne sais pas si je serais déjà là.

C’est important qu’il y ait de l’entraide dans la coordination d’intimité, qu’on se solidarise et qu’on arrive à créer un espace pour pouvoir parler, se poser des questions, partager nos expériences.On a récemment organisé le premier café entre coordinatrices d’intimité, à Paris, et on espère faire une prochaine date bientôt.

Le porno est aussi un milieu très isolant. Il y a peu de personnes dans la pornographie qui font de la coordination d’intimité, et c’est vrai que c’est aussi un peu un problème. Après, la pornographie est un milieu qui a été tellement stigmatisé que les gens qui viennent de ce milieu-là n’ont plus vraiment la force de faire l’effort de revenir, de retenter un lien avec le cinéma.

Je pense que c’est aussi important de se regrouper, car c’est un métier qui n’est pas cadré et qui fait beaucoup appel à des savoirs liés à l’humain. C’est en train de devenir un secteur où très vite tout le monde peut s’auto-qualifier de coordinatrice d’intimité, car personne ne connaît vraiment, il n’y a pas vraiment d’aptitude ou de CV à montrer, notamment à cause du manque de formation. Et c’est dangereux de faire ça, on ne peut pas s’autoproclamer coordinatrice d’intimité.

Se solidariser permets donc de prêcher la bonne parole de se former. Il ne faut pas laisser seules les personnes qui débutent la formation, qui peuvent se perdre et commencer à faire ce métier de manière un peu dangereuse. Voilà pourquoi c’est important de se solidariser et de se regrouper.

Entretien réalisé le 17 décembre