Calendrier de l’avant 2025 (3/31)
Un article ou entretien par jour pendant le mois de décembre pour revenir avec nous sur l’année cinématographique 2024 !
Knit’s Island : Se retrouver autour d’un feu
Retour sur l’expérience de l’année avec Quentin L’helgoualc’h
par Lilou Parente

Knit’s Island © Les Films Invisibles
Documentaire tourné à l’intérieur du jeu vidéo Day Z, Knit’s Island, l’île sans fin interroge la notion de communauté et le rapport au réel. Les trois réalisateurs – Ekiem Barbier, Guilhem Causse et Quentin L’helgoualc’h – sont allés à la rencontre d’habitants du metavers postapocalyptique qu’est l’univers de DayZ et de différentes communautés qui s’y sont créées et y vivent une partie de leur existence réelle. Immersion poétique d’un après-midi passé à regarder les nuages ou la convivialité d’un moment autour du feu avec des gens qu’on aime.
Co-réaliser
Vous avez passé 700h à jouer ensemble à DayZ pour réaliser ce film, comment vous êtes-vous rencontrés ?
On a tous les trois fait les Beau-arts de Montpellier. Le projet du film est venu dans nos pratiques en marge des études, on s’intéressait à divers médiums et on avait une envie commune de documenter le jeu vidéo.
Vous aviez déjà co-réalisé un court-métrage, Marlowe Drive (2017), tourné en immersion dans un jeu vidéo.
Oui, on avait déjà commencé à expérimenter cette forme, avec le jeu GTA5. Boris Garavini, producteur chez Les Films Invisibles a eu un coup de cœur sur le projet et nous a proposé de réitérer l’expérience mais cette fois avec une autre temporalité, celle du long-métrage destiné à la salle de cinéma. Pour écrire un nouveau film, on a voulu explorer un autre univers. On a d’abord regardé beaucoup de vidéos de gameplay sur YouTube, on cherchait un jeu de role play où la fiction était en partie créée par les joueurs eux-mêmes, un jeu qui nous permette une grande amplitude pour traverser les couches fictionnelles jusqu’au réel.
Pourquoi votre choix s’est-il arrêté sur le jeu DayZ ?
DayZ est un simulateur de survie postapocalyptique qui se déploie sur une grande carte. La rencontre y est un évènement unique, on peut se promener des heures dans le jeu sans rencontrer un seul autre joueur, ce qui va à l’inverse d’internet et du principe des réseaux-sociaux. Cette temporalité nous intéressait. On voulait pouvoir aller à l’inverse du jeu, ne pas être dans l’action mais dans la contemplation. On connaissait peu l’univers des jeux vidéo et on voulait aller à la rencontre des gens qui l’habitaient, le découvrir par nous même sans s’arrêter à l’image assez critique qu’en fait le paysage médiatique.

Knit’s Island © Les Films Invisibles
Knit’s Island est un documentaire tourné dans l’univers parallèle fictionnel qu’est celui de DayZ, comment avez-vous pensé vos avatars ?
Dans notre premier court-métrage, nous avions fictionnalisé notre personnage. Il s’appelait Adam Kesher en référence à Mulholland Drive (2001) de David Lynch, et on s’était beaucoup amusés à faire des références à ce personnage. Pour Knit’s Island, nous voulions faire un documentaire plus radical et il nous a semblé évident que les personnages soient plus proches de nous. Nous nous présentions comme des journalistes, nous avions même un brassard « presse » dans le jeu, et les joueurs avaient parfois du mal à comprendre que nous portions un vrai projet, qui visait à sortir du cadre du jeu pour être diffusé sur grand écran.
D’où vient le titre du film ?
C’était le titre initial du projet, avec le temps on s’y est attaché et on a décidé de le garder. Il évoque l’exploration d’un territoire qui est l’île du jeu vidéo et l’idée de tricoter des liens, quelque chose de l’ordre du maillage ou même du filet de pêche qui capture.
700h de jeu, combien de temps le film a-t-il pris à ce faire ?
On a pris cinq années des débuts de l’écriture à la fin de la post-production – qui elle-même a durée deux ans – en passant par le financement, le tournage etc. Il nous a fallu le temps de nous familiariser avec les techniques du jeu, de trouver des techniques pour ne pas mourir de faim ou pour ne pas se faire tuer pendant qu’on tournait. Aussi, co-écrire à trois implique un processus de collectif, chaque idée est liée à un moment de dialogue et cela peut-être assez long. Et, au-delà même du film, nous avons fait beaucoup de recherches, nous avons échangé avec des gens dans les domaines des sciences, sciences-sociales, anthropologie, participé à des colloques etc.
Une réalité virtuelle
Dans le jeu, on rencontre plusieurs rapports à la famille, des familles qui s’y sont créées, regroupées en communautés mais également des membres d’une même famille qui partagent leur expérience dans le jeu, à l’image du couple qui s’occupe de son enfant le jour et passe un moment dans le jeu la nuit.
Oui c’est littéralement une famille virtuelle. On joue pour se déconnecter de quelque chose et pour la retrouver. Il y a aussi des rapports très liés aux rapports familiaux qui se créent entre les membres, le personnage du Révérant dans un des groupes renvoie à une figure paternelle par exemple. Et oui, il y a un couple dans le film qui l’est à la fois dans et hors de DayZ, et il y a quelque chose de très romantique avec ce couple qui vient se promener dans le jeu, rêver alors que leur enfant en bas-âge est lui-même en train de rêver. Il y a un rapport très étroit entre ces deux familles, virtuelle et réelle, qui brouille ces notions. On voulait également aller à l’encontre du préjugé des joueurs adolescents célibataires qui jouent seuls dans leur chambre, et parler de ces gens très liés comme des petites familles.
Il y a un rapport à l’immersion déstabilisant. C’est une pause dans le monde réel.
Les jeux-vidéos sont souvent médiatisés sous la forme du journal de bord, sur YouTube ou Twitch par exemple. L’expérience est une sorte de fil mais en hors-champs. Dans Knit’s Island, nous voulions être dans le moment présent, dans l’action, et éviter la mise à distance par une narration en voix-off. Nous avions des idées sur la narration du documentaire, mais Nicolas Bancilhon, le monteur du film, a vraiment joué un rôle clé dans la manière de rendre certaines séquences réelles, d’oser poser la caméra et sentir qu’on est dans le moment présent. On était dans le jeu en tant qu’observateurs, on a commencé à s’attarder sur des détails, à se demander si les patterns du vent dans le jeu se jouaient en boucle, à filmer le mouvement des brindilles… Il nous a également aidés par sa distance avec le jeu et avec notre expérience.

Knit’s Island © Les Films Invisibles
Le dispositif documentaire est assez classique.
C’est ce que nous voulions, avec un montage simple, des interviews classiques. On avait repéré des coins pour les faire, préparé des questions, mais après on s’est beaucoup laissés porter par les joueurs, ce qu’ils avaient à nous dire et à nous montrer. On s’est aussi inspirés de réalisateurs comme Wiseman ou Herzog, on voulait réussir à saisir une réalité et il fallait par exemple s’autoriser à faire des plans fixes. On a trouvé la façon de filmer au fur et à mesure. On a monté le film chronologiquement et il était visible qu’avec le temps notre point de vue s’affinait. Il y avait également une évolution dans notre rapport aux joueurs, plus on connaît les gens plus on peut s’approcher d’eux.
Un travail important est fait sur le son.
Nous nous sommes beaucoup interrogés sur la façon de découper la prise de parole pour être dans la réalité. Certaines interviews duraient jusqu’à 4 heures donc on a dû faire un travail de l’ordre du montage radio en découpant l’audio puis le monteur image devait le resynchroniser sur les lèvres des avatars. Il y a un énorme travail sur le son car nous voulions atteindre le niveau d’un film de cinéma mais sans trop s’éloigner de la patine du jeu ni du rendu des micros dont le son a été compressé par internet. Nous avons créé un paysage sonore en montant des couches de sons. Nous avons par exemple ajouté des bruits réels pour donner à voir le hors-champ, ce qu’on pourrait y projeter.
Le dispositif du film tourné au sein même d’un jeu est innovant.
C’était intéressant d’expérimenter. Chaque technologie a des rapports à l’émotion différents, et, comme on commence à le voir avec l’intelligence artificielle, chacun a ses limites. J’ai pas mal travaillé avec des IA et, actuellement, il est assez difficile de créer quelque chose où la machine ne prend pas le pas. Elle a une esthétique, une matière, qui est reconnaissable. Je trouve d’ailleurs dommage qu’on ne réunisse pas plus des artistes avec des programmateurs pour œuvrer à créer de vrais objets.
Retours
Le film a pas mal tourné en festivals, vous avez eu des retours de spectateurs ?
Oui, on a eu la chance que le film tourne un peu partout dans le monde. Étonnamment, le public qui réagit le mieux est celui de la génération de nos parents. J’ai l’impression que le film est pour beaucoup une porte qui s’ouvre tout d’un coup sur un univers qu’ils avaient du mal à appréhender, que beaucoup avaient une vision du jeu vidéo qui s’arrêtait à ceux qui ont un rapport à la dopamine proche de celui créé par les casinos.
Avez-vous montré le film à certains des joueurs filmés ?
Oui, plusieurs l’ont vu dont un qu’on a pu rencontrer dans le réel, lors d’une projection du film au Quebec. C’était un moment très beau et déroutant. Étrange de mettre un visage, un corps, sur une voix avec qui on avait vécu et sur laquelle on avait projeté beaucoup de choses. Il a passé 8 ans de vie dans ce jeu où il n’y a pas d’archivage et il parlait du film comme d’un carnet de photos, de souvenirs de moments passés ensemble.
Entretien réalisé le 18 mars 2024
